Verdun et la grande guerre, autres regards

verdunDeux textes, l’un d’hier l’autre d’aujourd’hui, proposent une autre point de vue que celui, exclusivement émotionnel qui nous est servi à l’occasion de la commémoration de l’armistice.

 

Jean GIONO :

« Sous le fer de Verdun, les soldats tiennent. Pour une raison: nous tenons parce que les gendarmes nous empêchent de partir. On en a placé jusqu’en pleine bataille, dans les tranchées, au-dessus du tunnel de Tavannes. Nous restons sur ce champ de bataille parce qu’on nous empêche de nous en échapper. Alors nous nous battons ? Nous donnons l’impression de farouches attaquants ? En réalité nous fuyons de tous les côtés. Nous sommes entre la batterie de l’hôpital, le petit fortin et le fort de Vaux. Cela dure depuis dix jours. Tous les jours, entre deux rangées de sacs à terre, on exécute sans jugement au revolver ceux qu’on appelle les déserteurs sur place. On ne peut pas sortir du champ de bataille, alors on s’y cache. On creuse un trou, on s’enterre, on reste là (…) Le général dit « ils tiennent ». Ils tiennent, mais, moi général, je ne me hasarderais pas à supprimer les gendarmes. Cela dure depuis quinze jours. Les corvées de soupe ne reviennent plus. Elles partent le soir à la nuit noire et c’est fini, elles se fondent comme du sucre dans du café. Pas un homme n’est retourné. Ils ont tous été tués, tous, chaque fois, tous les jours, sans exception. On n’y va plus. On a faim. On a soif. On voit là-bas un mort couché par terre, pourri et plein de mouches mais ceinturé de bidons et de boules de pain. On attend. que le bombardement se calme. On rampe jusqu’à lui. On détache de son corps les boules de pain. On prend les bidons. Le pain est mou. Il faut seulement couper le morceau qui touchait le corps. Voilà ce qu’on fait tout le jour. Cela dure depuis vingt-cinq jours. Depuis longtemps il n’y a plus de ces cadavres garde-manger. On mange n’importe quoi. Je mâche une courroie de bidon. Un copain est arrivé avec un rat. Une fois écorché, la chair est blanche comme du papier. On a une occasion pour demain : une mitrailleuse qui arrivait tout à l’heure en renfort a été écrabouillée avec ses quatre servants à vingt mètres en arrière de nous. Tout à l’heure on ira chercher les musettes de ces quatre hommes. Mais il ne faudrait pas que ceux qui sont à notre droite n’y aillent avant nous. Ils doivent guetter aussi de dedans leur trou. Cela dure depuis trente jours. C’est la grande bataille de Verdun. Le monde entier a les yeux fixés sur nous. Nous avons de terribles soucis. Vaincre? Résister? Tenir? Faire notre devoir? Non. Faire nos besoins. Dehors, c’est un déluge de fer. C’est très simple : il tombe un obus par minute et par mètre carré. Nous sommes neuf survivants dans un trou. Ce n’est pas un abri, mais les quarante centimètres de terre et de rondins sur notre tête sont devant nos yeux une sorte de visière contre l’horreur. Plus rien au monde ne nous fera sortir de là. Mais ce que nous avons mangé se réveille plusieurs fois par jour dans notre ventre. Il faut que nous fassions nos besoins. Le premier de nous que ça a pris est sorti ; depuis deux jours il est là, à trois mètres devant nous, mort déculotté. Nous faisons dans du papier et nous le jetons là devant. Nous avons fait dans de vieilles lettres que nous gardions. Nous sommes neuf dans un espace où normalement on pourrait tenir à peine trois serrés. Nos jambes et nos bras sont emmêlés. La terre de notre abri tremble sans cesse. Sans cesse les graviers, la poussière et les éclats soufflent. Nous n’entendons plus à la longue les éclatements des obus ; C’est un martèlement ininterrompu. Il y a cinq jours que nous sommes là-dedans sans bouger. Nous n’avons plus de papier. Nous faisons dans nos musettes et nous les jetons dehors. Nous ne sortons toujours pas de notre trou. Nous ne sommes plus que huit. Celui qui était devant la porte a été tué par un gros éclat qui lui a coupé la gorge et l’a saigné. Nous avons essayé de boucher la porte avec son corps. Nous avons bien fait. Une sorte de tir rasant fait pleuvoir sur nous des éclats de recul. Nous les entendons frapper dans le corps qui bouche la porte. Malgré qu’il ait été saigné comme un porc avec la carotide ouverte, il saigne encore-à chacune des ces blessures qu’il reçoit après sa mort. J’ai oublié de dire que depuis plus de dix jours aucun de nous n’a de fusil, ni de cartouches, ni de couteau, ni de baïonnette. Mais nous avons de plus en plus ce terrible besoin qui ne cesse pas, qui nous déchire. Surtout depuis que nous avons essayé d’avaler de petites boulettes de terre pour calmer la faim et aussi parce que cette nuit il a plu et comme nous n’avions pas bu depuis quatre jours, nous avons léché l’eau de la pluie qui ruisselait à travers les rondins et celle qui coulait par-dessous le cadavre qui bouche la porte. Nous faisons dans notre main. C’est une dysenterie qui coule entre nos doigts. On ne peut même pas arriver à jeter ça dehors. Ceux qui sont au fond essuient leurs mains dans la terre à côté d’eux. Les trois qui sont près de la porte s’essuient dans les vêtements du mort. C’est de cette façon que nous nous apercevons que nous faisons du sang. Du sang épais mais absolument vermeil. Celui-là a cru que c’était le mort sur lequel il s’essuyait qui saignait. Mais la beauté du sang l’a fait réfléchir. Il y a maintenant quatre jours que ce cadavre bouche la porte et nous sommes le 9 août, et nous voyons bien qu’il se pourrit. Celui-là avait fait dans sa main droite ; il a passé sa main gauche à son derrière ; il l’a tirée pleine de ce sang frais. Dans le courant de ce jour-là nous nous apercevons tous à tour de rôle que nous faisons du sang. Alors, nous faisons carrément sur place, là, sous nous. Nous sommes à tous moments dévorés par une soif de feu, et de temps en temps nous buvons notre urine. C’est l’admirable bataille de Verdun »

Extraits de « Le grand troupeau », 1931 et de « Recherche de la pureté, écrits pacifistes » ,1939.  Merci à Jean-paul Mahoux

Bruno GUIGUE :

« Honorer la mémoire des générations sacrifiées de 14-18 est un devoir à l’égard de tous ceux qui ont été pris malgré eux dans la tourmente de la guerre.
Mais à quoi bon, si l’on n’ouvre les yeux sur ces sanglantes bacchanales qui ont immolé quinze millions d’hommes cueillis dans la fleur de la jeunesse, si l’on ne dénonce l’horreur du grand carnage, la responsabilité criminelle des élites qui l’ont orchestré, la cupidité des capitalistes, tapis à l’arrière, qui ont fait leur gras de la chair des Poilus ?
Comme les massacres perpétrés aux colonies par les puissances occidentales, la grande guerre impérialiste a souligné la vacuité de la démocratie libérale, elle a dispersé les oripeaux humanistes dont se pare la société bourgeoise.
Honorons les morts, mais n’oublions pas la leçon : massacre à la tronçonneuse pour les beaux yeux du capital, la tuerie de 14-18 a prononcé la déchéance de l’humanisme européen. »

Merci à Bruno GUIGUE